Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître...

Aujourd'hui, je suis nostalgique en regardant les vieilles photos d'équipe de mon club. Nous avons connu dans le vestiaire et sur le bord du terrain, ce bénévole que l'on appelait par son prénom et plus souvent par son sympathique surnom. Il était le soigneur dont la spécialité était "épongiologue".

Toi, le pilier, quand tu étais KO après une "petite" partie de mandoline, le nez dans les pâquerettes, il pénétrait sur le terrain sur les ordres de l'arbitre avec son seau et son éponge magique. Il te caressait le dessus de la tête et la nuque avec cette eau très fraîche qui dégoulinait dans ton cou et mouillait ton maillot en coton déjà lourd de sueur et de boue. Eh oui, la magie opérait. Tu te relevais, aidé par sa main vigoureuse et protectrice puis il t'encourageait avec son bon mot : "ce n’est rien, petit". Tu prenais l'éponge, la passais sur le visage et la jetais dans le seau qui, une fois sur deux, atterrissait sur le sol peu engazonné et, avec quelques abeilles dans le citron, tu repartais au charbon.

Tu n'avais pas vu qu'il avait "soigné" ton pote 3e ligne, quelques minutes auparavant, dont l'arcade avait explosé sous la réception d'une météorite adverse et qui pissait le sang, colorant l'eau du seau.

Il était aussi responsable de la boîte à pharmacie qu'il veillait à remplir avec la complicité d'une jolie pharmacienne qui lui prodiguait quelques conseils. Tu sais cette boîte en bois aux couleurs du club, avec une croix rouge, fabriquée par les mains expertes d'un autre bénévole menuisier avec des poignées sur le côté, car il fallait être deux pour la porter.

Un véritable capharnaüm. Les tubes de vaseline, de dolpyc, de musclor, d'embrocation siamoise à moitié plein dont quelques-uns ont un bouchon qui a disparu. Les bouteilles d'éther, de camphre, d'alcool à 90°, d'eau oxygénée, bien huilées par les mains expertes des joueurs. L'élastoplaste en vrac et coupé avec une paire de ciseaux piquée à la mamie et qui commence à rouiller. Comme la madeleine de Proust, les odeurs de la boîte me reviennent.

Puis tout est parti en cacahuète. Le Sida est arrivé et notre soigneur a dû porter des gants, oublier son seau et prendre "soin" de sa pharmacie. Mais sa compétence bienveillante a été remise en cause. On a fait appel à un docteur qui a fait de brillantes études. Il soigne bien tous les traumatismes, mais mon soigneur lui était spécialiste des bobos.

Enfin cette saloperie est arrivée, soi-disant avec la complicité d'un pangolin, qui a dit stop. On a allumé les feux de détresse et on est devenu "convidiot".

Je regrette ce temps de l'insouciance. Aujourd'hui, j'ai 71 ans et ne pense pas avoir mis ma santé en danger avec mon bon soigneur, ni celle de mes potes. Lui et moi, n'étions pas dans une bulle comme maintenant, mais on s'éclatait avant le match et pendant. Et quel partage dans notre 3e mi-temps, mais là je ne vous en dirai pas plus. Les bars sont fermés.

Mais que de bons souvenirs tout de même ! Les matchs épiques, les troisièmes mi-temps mémorables, les chansons paillardes entonnées à tue-tête, les tournées victorieuses ou non, les amitiés indéfectibles nouées sur le terrain ou autour d'une bière.

Alors, même si aujourd'hui les temps ont changé, que les règles sanitaires ont pris le pas sur l'insouciance d'antan, que les bénévoles ont laissé la place aux professionnels, que les seaux d'eau fraîche ont été remplacés par des sprays désinfectants, je garde dans mon cœur la nostalgie de ces années rugbystiques passées auprès de mon club et de mon soigneur préféré. Et je me dis que, finalement, ce n'est pas si mal de vieillir avec de tels souvenirs en tête.

HP